Afrique de l’Ouest : une famine majeure pointe à l’horizon

« Nous sommes de toute évidence à la veille d’une famine majeure en Afrique de l’Ouest ». C’est une certitude défendue fin mai 2022 à Lomé, la capitale togolaise, par l’économiste togolais Kako Nuboukpo, Commissaire chargé du département de l’agriculture, des ressources en eau et de l’environnement à l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).

Il intervenait en sa qualité de doyen honoraire de la FASEG- Faculté des Sciences Economiques et de Gestion de l’Université de Lomé. C’était le 23 mai 2022, lors de la conférence inaugurale d’un colloque international portant sur « les grands enjeux de développement : points de vue des économistes et gestionnaires programme ».

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« Il y a urgence » alertait-il, si l’on n’apporte pas « une contribution décisive à la co-construction de la résilience de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel, confrontés à la crise alimentaire et nutritionnelle la plus grave depuis plusieurs décennies ».

Kako Nuboukpo a affirmé que « la menace est sérieuse », que 40 millions de personnes pourraient être « affectées », situant la période de soudure entre mai et septembre 2022.

D’après lui, cette famine « est imputable à des facteurs multiples comme, l’insécurité civile avec le terrorisme et les conflits intercommunautaires, la baisse de la pluviométrie due au changement climatique entraînant l’abandon des champs, le déplacement massif des populations et les impacts de la pandémie de la COVID-19 ».

« De plus, la région subit également les conséquences de la guerre russo-ukrainienne avec notamment la hausse des prix du pétrole et des denrées alimentaires », a ajouté l’auteur de « L’insécurité alimentaire en Afrique subsaharienne : le rôle des incertitudes » paru aux ‘’éditions Harmattan’’ en 2000.

– La famine est déjà là

D’après Germain Dodor, un autre économiste togolais tout aussi intéressé par les questions liées à la sécurité alimentaire, interrogé par l’Agence Anadolu, « cette famine est déjà là ». L’on ne constatera que par la suite, ses effets aggravants.

C’est depuis 2020 en pleine Covid-19, qu’il dit avoir commencé par alerter dans tous les forums de « l’imminence » de cette famine dans la sous-région ouest africaine entre fin 2021 et début 2022.

« Aujourd’hui la famine est déjà là avec des conditions aggravantes dues à la manière maladroite selon laquelle les confinements ont été gérés dans les pays de la sous-région» explique-t-il.

Et il tacle les politiques culturales des pays de la sous-région, qui d’après lui, sont des facteurs structurels ayant poussé à cette famine.

« Partout comme au Togo, ces politiques ont poussé les cultivateurs à privilégier les cultures de rente (coton, soja et autres) aux cultures vivrières (maïs, mil, sorgho etc…). Si 70 à 75% des terres cultivables sont destinées à des cultures de rente, imaginez ce qui reste pour nourrir les populations ? Je crois qu’inconsciemment la sous-région s’est projetée dans cette famine », détaille l’économiste togolais.

Ce qui va aggraver la situation, soutient-il par la suite, c’est qu’aucun pays ne s’y est malheureusement pas vraiment préparé « du fait du choc de la crise de Covid-19 ».

« Nos Etats se sont comportés comme si personne n’allait survivre au Covid-19. Et donc, on n’a pas vu vraiment de projections post-Covid en matière de sécurité alimentaire. Les seuls efforts qui ont été faits étaient surtout pour gérer la pandémie. Rien d’autre. Autrement dit, la crise de Covid-19 nous a hypnotisés, la crise russo-ukrainienne est venue aggraver les conditions, du fait de nos habitudes alimentaires de plus en plus tournées vers l’extérieur, au lieu du consommer local », a ajouté Germain Dodor.

– Effets combinés

Assoko Maillet Serge William, interrogé par l’Agence Anadolu, aborde cette question de famine avec prudence. Rien que sur le concept même.

L’ingénieur agroéconomiste ivoirien, chargé d’études et du plaidoyer sur le projet « campagne Conscience AlimenTERRE » à l’Institut Africain pour le Développement Economique et Social – INADES-Formation, basé à Abidjan, pense que le concept de « Famine » devrait être employé « avec une grande prudence, car il est lourd de sens ».

« Il s’agit d’un terme plus technique et complexe qu’il n’y paraît » soutient-il.

Il reconnait en revanche, « qu’une grave crise alimentaire » est déjà aux portes de la région ouest-africaine et peut « très vite devenir incontrôlable ».

Certes, argumente Maillet, l’Afrique est un « continent qui a faim » depuis longtemps à en juger par les scores de l’Indice de la faim souvent supérieurs à 20. Mais, dit-il, en se fondant sur les dernières sorties des directeurs du Programme Alimentaire Mondial (PAM) et du Fonds des Nations unies pour l’Alimentation et l’Agriculture, « il existe bel et bien un risque élevé que cette crise alimentaire s’intensifie encore et encore en raison des effets combinés des chocs climatiques préexistants et répétés, de la pandémie de Covid-19 et des conflits notamment celui en cours en Ukraine ».

« Ces faits successifs et cumulés vont conduire dans la plupart des pays ouest-africains à des sècheresses, des pertes d’emplois et donc de revenus, une hausse des prix des produits pétroliers et des intrants agricoles, et donc à une augmentation du coût de production des denrées alimentaires. » alerte l’expert de INADES-Formation.

Ce que dit l’expert ivoirien, est d’ailleurs déjà une constante visible sur tous les marchés de la sous-région avec les cris de détresse des populations. “Les prix des denrées alimentaires sont en hausse dans toute la région d’Afrique de l’Ouest. Par rapport à la moyenne des cinq dernières années, les produits locaux ont augmenté de près de 40%. Dans certaines zones, les prix ont même grimpé de plus de 200%”, avait averti le porte-parole du PAM, Tomson Phiri, dès avril 2021.

On peut l’observer déjà, indique Assoko Maillet Serge William, dans les pays comme « le Liberia, la Sierra Leone, le Nigeria, le Burkina Faso, le Togo, le Niger, le Mali et la Mauritanie », où les repas de base sont hors de portée de millions de femmes, d’hommes et d’enfants.

« En Côte d’Ivoire par exemple, le sac d’urée (engrais) est passé de 15 000 FCFA(25 USD) avant la crise de Covid-19 à 45 000 FCFA (75 USD) depuis le début de la crise en Ukraine. Ce qui pousse de nombreux agriculteurs et agricultrices à limiter leurs productions ou à vouloir se reconvertir. On note aussi dans ce pays mais également au Togo une nette augmentation des prix du carburant. Tout cela alimente et accentue la crise alimentaire en cours et nous éloigne radicalement de l’objectif « faim zéro » de l’agenda 2030 des Nations unies », conclut l’expert ivoirien.

– Eviter la catastrophe

Comment éviter la catastrophe ? Rien à faire dans l’immédiat, affirme l’économiste togolais Germain Dodor, un peu alarmiste

« Il suffit d’observer quelle capacité de cultures vivrières, comparée à celles de rente, a été produite. Ce qui veut dire que la sous-région va subir vraiment cette famine pour environ deux ans avant de commencer par retrouver l’équilibre peu à peu à condition qu’on change d’habitudes culturales » a-t-il déclaré.

Il soutient que pour « atténuer l’effet », « les Etats africains doivent donner des directives claires et prendre des mesures fiscales excitatrices, visant à encourager ceux qui accepteront de retourner à la terre ou qui seront disposés à se lancer dans la production des cultures vivrières locales comme le maïs, le mil, le sorgho etc…

« C’est à ces prix seulement que la sous-région ouest-africaine peut éviter de tomber dans le gouffre », conclut-il.

Si la position de l’économiste togolais relève du fait que les Etats africains ne se sont pas préparés à cette famine, il faut reconnaître qu’ils ne sont quand même pas restés « inactifs » relève son confrère ivoirien.

Il se base sur toutes « les mesures d’appui à la production vivrière locale à travers des subventions dans plusieurs pays (Côte d’Ivoire, Togo), l’autorisation de circulation pour les transporteurs de produits alimentaires, des appuis financiers directs pour les personnes les plus vulnérables, le plafonnement des prix des produits alimentaires de base comme le riz, l’huile, le sucre, le lait, et le subventionnent des prix du carburant » prises dans plusieurs pays « pour réduire les coûts des produits agricoles dans les centres urbains ». Tant pendant pour la Covid-19 que depuis le début de la crise russo-ukrainienne.

« Mais, face à la situation de la grave crise alimentaire qui est à nos portes, il faut impérativement des actions fortes, structurantes et vigoureuses de nos Etats, avec des investissements qui s’inscrivent dans une vision à moyen et long terme », soutient Assoko Maillet Serge William.

Il admet que « soutenir les systèmes locaux de production alimentaire est un des moyens efficaces pour juguler les crises ».

« Il faut susciter, encourager et soutenir les initiatives locales pour limiter la dépendance alimentaire vis-à-vis de l’extérieur, et s’engager résolument dans des systèmes alimentaires plus écologiques et territorialisés qui préservent les ressources naturelles », a conclu l’ingénieur agroéconomiste ivoirien.

Agence Anadolu