Des mercenaires tchadiens quittent la Libye pour renverser le régime de Déby : Pourquoi maintenant ? (Analyse)

[Par l’agence de presse turque Anadolu] Exploitant la préoccupation du Tchad par l’organisation d’une élection présidentielle rythmée par des protestations et de troubles politiques, des attaques lancées par ‘Boko Haram’ depuis l’ouest et des affrontements tribaux dans le sud, des groupes de mercenaires tchadiens ont attaqué les régions du nord du pays, à partir de la Libye.

Cette attaque a fragilisé le paysage politique et sécuritaire au Tchad, particulièrement après avoir provoqué la mort du chef de l’Etat, Idriss Déby, au lendemain de l’annonce de sa victoire à la présidentielle pour un sixième mandat.

Ces développements constituent les premières retombées des pressions internationales exercées sur les mercenaires étrangers pour les expulser du territoire libyen.

En effet, l’ambassade américaine à Tripoli a considéré, à ce propos, que le retour des mercenaires tchadiens à leur pays, à partir de la Libye, fait la lumière, une fois de plus, sur le « besoin impérieux de faire de la Libye, un pays uni et stable, qui maîtrise et contrôle ses frontières ».

Une attaque surprise

Le 11 avril le courant, et alors que les Tchadiens votaient, un convoi d’engins armés, relevant d’une formation tchadienne d’opposition, le Front de l’Alternance et de la Concorde (FACT), attaquait la localité de ‘Zouarkih’, dans le nord du pays, à partir du sol libyen, annonçant au passage la prise de contrôle de la zone, sans faire face à une résistance quelconque.
L’armée tchadienne a réagi, en menant des raids aériens contre le convoi des rebelles, dans la localité contrôlée, en utilisant deux avions de type Mig-21, au lendemain de la chute de la localité, afin de stopper sa progression, a rapporté RFI, qui citait un témoin oculaire.
Pour sa part, le FACT, qui comprend une coalition de quatre groupes rebelles, a revendiqué le crash de trois hélicoptères de l’armée, tout en ajoutant que le Front poursuit sa progression pour contrôler l’ensemble de la région montagneuse de Tibesti (nord-ouest).
Une semaine après le début des attaques des rebelles, RFI a indiqué qu’ils contrôlent le périmètre de la ville de Goré, un point sensible situé à 200 kilomètres de la ville de Faya-Largeau (centre).
Pour leur part, les rebelles ont affirmé dominer plusieurs localités dans le nord du pays.

Une bataille qui a transformé les contours de l’affrontement

Toutefois, et au lieu de se diriger vers Faya-Largeau, les rebelles ont progressé vers l’ouest, parallèlement à la lisière frontalière avec le Niger, pour attaquer la région de Kanem, plus proche de la capitale N’Djamena que de Faya-Largeau, lointaine de seulement 300 kilomètres, une distance relativement moyenne selon les critères au désert.
C’est ce développement qui a poussé les Etats-Unis à demander à leurs ressortissants au Tchad de quitter immédiatement le pays.
Une bataille décisive a eu lieu dans le nord de Kanem, en date du 17 avril courant, entre les rebelles et l’armée gouvernementale, qui était dirigée par le président Déby et les principaux commandants de son armée, selon des sources gouvernementales et l’opposition armée, ce qui reflète son importance stratégique pour la détermination de l’avenir du pays.
L’armée régulière a annoncé la mort de 300 rebelles et l’emprisonnement de 150 autres ainsi que cinq morts dans ses rangs, présentant à l’appui des images de plusieurs combattants tués et de dizaines de prisonniers, ce qui tend à affirmer que l’armée a tranché cette bataille en sa faveur.
Les rebelles ont reconnu implicitement leur défaite à Kanem, dans la mesure où le chef du FACT, Mohamed Mehdi, a, dans une interview accordée à RFI, souligné qu’ils ont procédé à un retrait stratégique vers le nord.
Dans une déclaration datée du 19 avril, les rebelles ont publié les noms de 15 officiers supérieurs, entre général et lieutenant-colonel, qui auraient été tués ou blessés, dans cette bataille, dont le président Déby, précisant qu’il a été touché sans livrer d’autres détails.
Le lendemain, et dans des conditions équivoques, l’armée tchadienne a annoncé la mort de Déby, qui a succombé à ses blessures, précisant que son fils présidera un Conseil militaire chargé de diriger le pays, durant une phase transitoire de 18 mois.

Lorsque les crises s’amoncellent

Le point faible de l’armée tchadienne consiste à ce qu’elle est déployée sur plusieurs fronts. En effet, le groupe terroriste de Boko Haram lance contre cette armée une guerre sans merci dans l’ouest du pays, dans la région du Lac Tchad, qui comprend des marécages, des petites îles et des buissons denses.
L’armée tchadienne a perdu des dizaines d’éléments dans de violents combats contre Boko Haram au Lac Tchad, durant le printemps de l’année 2020. Mais l’armée est parvenue à battre Boko Haram, à la faveur d’une opération militaire d’envergure, durant laquelle un millier d’éléments du groupe terroriste ont été tués, selon l’armée tchadienne qui a libéré les zones, auparavant contrôlées par Boko Haram dans l’ouest du pays.
Cependant, la menace que fait peser Boko Haram sur le Tchad ne s’est pas arrêtée. En effet, le jour même où les rebelles du FACT ont attaqué la région du Tibesti, deux soldats tchadiens ont été tués et 11 autres blessés, dans une embuscade qui leur a été tendue près des frontières avec le Niger (ouest), selon des sources gouvernementales.
Le Tchad contribue, à hauteur de 3000 soldats, à la Force multinationale mixte, déléguée par l’Union africaine pour combattre Boko Haram au Lac Tchad. Cette force comprend, également, des soldats du Nigeria, du Niger, du Bénin et du Cameroun.
N’Djamena participe, également, à l’Alliance du G5 Sahel, qui comprend le Mali, le Burkina Faso, le Niger et la Mauritanie.
Le Tchad a dépêché 1300 soldats vers le triangle frontalier entre le Niger, le Mali et le Burkina Faso (la zone des trois frontières), pour combattre les organisations terroristes relevant de Daech et d’Al-Qaïda, sur incitation de la France.
En plus de cela, des soldats tchadiens font partie des forces onusiennes au Mali (MINUSMA) et certains parmi eux ont été tués dans des attaques lancées par les groupes armés, implantés dans le nord du pays.
Il convient de noter que l’armée tchadienne compte dans ses rangs 35 000 soldats seulement, dont 4500 éléments de forces paramilitaires, selon le site américain « Global Firepower », mais cette armée fait partie désormais des plus féroces armées de la Région du Sahel.
Le Tchad fait face également à des affrontements tribaux dans le sud du pays. Près de 100 personnes ont été tuées des suites de violents affrontements dans trois villages situés dans le périmètre de la localité de Mourai, dans la province de Salmate (sud), entre le 14 et le 16 avril courant.
Par ailleurs, près de 2000 réfugiés soudanais se sont dirigés vers l’est du Tchad pour fuir les combats enclenchés dans l’Etat du Darfour-occidental, depuis le 3 avril, qui ont fait 144 morts au moins.

Une situation politique tendue


Ce n’est pas seulement la situation sécuritaire trouble dans le nord, le sud, l’ouest et l’est du pays qui inquiétait Déby, chef incontesté du pays depuis 1990.
La situation politique tendue qui prévalait également, émaillée par des manifestations réclamant le retrait de Déby du pouvoir, représente un autre motif d’inquiétude.
L’organisation des droits de l’homme ‘Human Rights Watch’ (HRW) a accusé les forces de l’ordre tchadiennes de mener une « campagne agressive contre les manifestants et l’opposition politique », peu avant la tenue de l’élection présidentielle, ce qui porte atteinte au droit des Tchadiens à un choix libre de leurs représentants élus.
HRW a souligné que les forces de l’ordre ont utilisé du gaz lacrymogène pour disperser les manifestants pacifiques dans la capitale N’Djamena, les 6 et 15 février ainsi que les 20 et 27 mars écoulé, blessant ainsi des dizaines de manifestants et de passants. La police a arrêté abusivement plus de 112 membres et sympathisants des Forces de l’opposition et des militants de la Société civile.
Selon l’organisation internationale, les forces de l’ordre ont effectué une descente musclée et violente dans le domicile du chef de l’opposition politique et candidat à la présidentielle, Yaya Dillo, en date du 28 février dernier, tuant sa mère, âgée de 80 ans et son fils de 11 ans, tout en blessant 50 membres de sa famille.
De son côté, le gouvernement avance que l’objectif de la descente était l’arrestation de Dillo qui n’a pas comparu devant la justice et qui a réagi en affichant une résistance armée.
Selon le gouvernement, deux personnes ont été tuées et 50 blessées dans l’affrontement, dont trois policiers, alors que des témoins oculaires ont démenti qu’une réponse armée provenait du domicile de Dillo.

La France : l’acteur absent-présent


Généralement, la France intervenait militairement pour secourir son allié Déby et les avions de chasse français avaient joué, auparavant, un rôle décisif pour stopper l’avancée des rebelles en direction de N’Djamena. Toutefois, cette fois-ci, la France semble hésitante à intervenir.
Cela pourrait être motivé par la distance séparant les rebelles de la capitale tchadienne, estimée à des centaines de kilomètres. Ainsi, ils ne représentent pas un véritable danger contre le régime de Déby.
Paris ne souhaite pas, par ailleurs, se mettre dans l’embarras, en s’enlisant dans une intervention militaire flagrante, pour soutenir un dirigeant africain accusé par ses opposants politiques de despotisme et de corruption.
Toutefois, La France ne permettrait pas la chute du régime mis en place par Déby, qui a soutenu son opération militaire « Barkhane » au Sahel, en déployant près de 1300 soldats, tout en abritant à N’Djamena le commandement de l’opération en question.
Tout changement de régime au Tchad est de nature à impacter sur les plans de Paris dans la lutte contre les organisations terroristes au Sahel, de même que la prolongation du déploiement de ses forces dans la région impacte négativement sur les chances de Macron de remporter un deuxième mandat présidentiel.
Cependant, des médias français estiment que leur pays alimente l’armée tchadienne par des informations relatives aux positions des rebelles, à leur nombre et à leurs mouvements, sans pour autant intervenir directement aux combats.
C’est ce qu’a indiqué le FACT dans l’un de ces communiqués en évoquant que chaque survol par les avions français de l’une de ses positions est suivi d’un raid mené par l’aviation tchadienne, appelant Paris à faire preuve de neutralité.
Avec la défaite des rebelles à Kanem et l’élimination de Déby, le Tchad a ainsi tourné une page et accédé à une autre phase, nouvelle et délicate, qu’il s’agisse des champs politique ou sécuritaire, dans la mesure où les localités du nord dans la région du Tibesti sont toujours sous le contrôle du FACT, ce qui signifie que les combats ne sont pas encore terminés.

*Traduit de l’arabe par Hatem Kattou