Tchadien résidant au Burkina, Masneang Laoundiki Cryspin est un journaliste-reporter chez Lefaso.net. Il vit au Burkina Faso depuis le 16 octobre 2012, date à laquelle il est venu pour ses études universitaires.
Après sa maîtrise en Sciences de l’information et de la communication (SIC) obtenue en 2017, M. Laoundiki a opté de travailler au pays des hommes intègres.
Face à la crise politique qui secoue actuellement son pays, le Tchad, ACTUALITE.BF s’est entretenu ce 21 octobre 2022 avec ce journaliste averti des questions politiques, particulièrement celles de son pays d’origine.
ACTUALITE.BF : En tant que Tchadien, comment avez-vous vécu les derniers événements dans votre pays d’origine?
Cryspin Laoundiki (CL) : Il faut dire que c’est un jeudi noir, et que la date du 20 octobre 2022 est tristement entrée dans l’histoire du Tchad.
Puisqu’il s’agit d’un pays qui a l’habitude de réprimer les manifestations (même les simples grèves des élèves et étudiants), j’avais un mauvais pressentiment à l’approche de cette date. Du coup, très tôt le matin, je me suis connecté sur les réseaux sociaux afin d’avoir les premières nouvelles. J’apprends là que deux personnes sont tuées au quartier Habena de N’Djamena. Je défile et j’apprends encore que le confrère Narcisse Orédjé a succombé à ses blessures. Tenez-vous bien, il a reçu une balle étant à son domicile. La suite, vous la connaissez : plus d’une cinquantaine de morts et plus de 300 blessés, selon le bilan du gouvernement. C’est horrible !
ACTUALITE.BF : La violence semble atteindre son summum, avec notamment la mort d’un journaliste et d’un artiste musicien. Qu’est-ce qui peut expliquer cet usage disproportionné de la force ?
CL : D’abord, je tiens à rectifier une chose. L’artiste Ray’s Kim n’est pas mort, contrairement à certaines rumeurs aux premières heures des manifestations. Il a été blessé et est en soin intensif, m’a confirmé une source proche du concerné.
Au Tchad, malheureusement, les forces de l’ordre ne font pas preuve d’humanisme lorsqu’il s’agit de réprimer une manifestation. Puisque ce n’est pas une première fois, on peut dire, sans le risque de se tromper, qu’il s’agit des ordres venus de la hiérarchie. De mémoire, je n’ai jamais appris qu’un homme de tenue a été traduit devant une juridiction parce qu’il a fait usage de son arme sur des manifestants. Les autorités n’aiment pas les principes fondamentaux de la démocratie, même si elles prêchent sur tous les toits qu’il s’agit d’un pays démocratique. Comment expliquer le fait de tirer à balles réelles sur des manifestants à mains nues? C’est une question de rapport de force. Ils ont le pouvoir, ils dictent les règles du jeu ; si vous n’êtes pas contents, vous les aurez sur votre chemin. Ce fut le cas le jeudi 20 octobre 2022.
Je ne suis pas un défenseur ou militant de Succès Masra, mais l’histoire du Tchad montre que depuis 2018 où ce monsieur s’est jeté dans l’arène politique, le mythe est tombé.
Cryspin Laoundiki
ACTUALITE.BF : Avec le recul, qu’est-ce qui n’a pas marché avec le dialogue inclusif ? Est-ce que la candidature de Déby fils à la prochaine présidentielle est déjà compromise ?
CL : Le Dialogue national inclusif et souverain (DNIS) est un échec. Sinon, comment comprendre qu’une décision d’un dialogue puisse être remise en cause par des populations, au prix de leurs vies? Les conditions n’étant pas réunies dès le début de ce dialogue, certaines formations politiques et organisations de la société civile ont tout simplement refusé d’y participer, pendant que d’autres ont claqué la porte en pleine session.
Leur condition était claire et simple : avoir un nombre équitable des participants, et obtenir que l’on écrive noir sur blanc que le président de la transition militaire ne se présenterait pas aux élections. Les organisateurs du DNIS ont tenu mordicus. Puisque le 20 octobre 2022 marquait la fin des 18 mois de la transition militaire, les populations sont sorties pour sonner la fin. En clair, les gens ne se reconnaissent pas en cette prolongation de 24 mois au sortir du DNIS.
Candidature compromise ou pas, n’oubliez pas que nous sommes en Afrique : « On n’organise pas des élections pour perdre ». S’il arrivait que Mahamat Idriss Déby Itno se présente aux échéances, je doute qu’il perde, peu importe son bilan.
ACTUALITE.BF : Qu’est-ce qui peut être fait pour un retour au calme et à la démocratie au Tchad ? Est-ce que Succès Masra incarne une nouvelle génération d’hommes politiques qui bousculeraient la donne au Tchad ?
CL : Il faut un dialogue sincère. Lorsque les enfants d’un même pays décident de s’asseoir et discuter sincèrement autour de ce qui les divise, ils trouveront forcément une solution.
Vous parlez d’un retour de la démocratie au Tchad. J’ai bien envie de vous poser la question s’il existait déjà cette démocratie. Dans une démocratie, la manifestation pacifique est un droit fondamental, car il s’agit de la liberté d’expression.
Je ne suis pas un défenseur ou militant de Succès Masra, mais l’histoire du Tchad montre que depuis 2018 où ce monsieur s’est jeté dans l’arène politique, le mythe est tombé. N’étant pas impliqué dans la gestion du régime de Déby, il a fini par convaincre plusieurs de ses concitoyens. Son meeting en février 2022 où il a rempli le stade de N’Djamena en est la preuve. Je crois que le nom de son mouvement politique, « Les Transformateurs », a fini par convaincre beaucoup de Tchadiens épris du changement.
Le train de la vraie démocratie est déjà en marche. J’ignore la durée du trajet, mais je suis convaincu que le train arrivera au Tchad.
Cryspin Laoundiki
ACTUALITE.BF : Le Tchad et d’autres pays africains comme le Burkina Faso sont actuellement en situation de transition, avec des militaires au pouvoir. Est-ce qu’on peut toujours parler d’armées républicaines, capables d’assurer l’intégrité des territoires ?
CL : Le Burkina Faso, la Guinée, le Mali et le Tchad ont tous à leurs têtes des présidents militaires ayant pris le pouvoir par la force. Il faut reconnaître que chaque pays a sa particularité, donc sa réalité, même si le Burkina Faso et le Mali ont un point en commun : la lutte contre l’insécurité. Au Tchad aussi, il y a la menace terroriste, mais pas au même degré.
Il y a des exceptions, mais généralement, en Afrique, lorsqu’un militaire arrive au pouvoir, il ne cède pas le fauteuil. C’est un fait. J’ose croire que ces quatre pays vont s’illustrer de la meilleure des manières.
Pour avoir une armée républicaine, il faut des institutions fortes. Il faut un mécanisme où, lorsque le bateau est en train de couler, on puisse rapidement changer de capitaine et non laisser les militaires venir prendre le pouvoir.
ACTUALITE.BF : Comment entrevoyez-vous l’avenir de la jeune démocratie tchadienne ?
CL : Le train de la vraie démocratie est déjà en marche. J’ignore la durée du trajet, mais je suis convaincu que le train arrivera au Tchad. Souvent, les gens ont peur du changement jusqu’à ce qu’il les surprenne.
Quand on observe la politique tchadienne, il y a des choses que, dans notre pire cauchemar, on ne pouvait pas imaginer, mais aujourd’hui, les langues se délient. Ce n’est pas une course de vitesse, mais une endurance. Je demeure convaincu que les choses vont changer dans ce pays. En vérité, tout le monde veut le changement. Il y a seulement un groupuscule qui a peur de ce changement, car des pratiques vont forcément changer.
Interview réalisée par Nabi Bayala